LA BOÎTE DE CHOCOLATS
Ce soir-là, il faisait un temps épouvantable. Dehors, le vent mugissait violemment et une pluie battante s’écrasait contre les vitres.
Poirot et moi étions assis face à la cheminée, les jambes étendues devant les flammes dansantes. Entre nous se trouvait une petite table sur laquelle étaient posés, de mon côté, un verre de grog soigneusement préparé et, du côté de Poirot, une tasse de chocolat épais et sirupeux que je n’aurais pas bu pour un empire ! Poirot avala une gorgée de ce breuvage écœurant et reposa la tasse en porcelaine rose avec un soupir d’aise.
— Que la vie est belle ! murmura-t-il.
— Oui, bien agréable. Moi j’ai un emploi, et un emploi qui me plaît ! Et vous, vous avez la célébrité…
— Oh ! mon ami, protesta Poirot modestement.
— C’est pourtant vrai. Et vous l’avez mérité ! Quand je pense à tous les succès que vous avez derrière vous, je n’en reviens pas. J’imagine que vous ne savez pas ce qu’est l’échec ?
— Il n’est pas d’homme sensé qui puisse se vanter d’une chose pareille.
— Non mais, sérieusement, avez-vous jamais échoué dans vos enquêtes ?
— Un nombre incalculable de fois, mon ami. Qu’est-ce que vous croyez ? On ne peut pas toujours avoir la chance de son côté. Il est arrivé qu’on m’appelle trop tard. Très souvent aussi un enquêteur dont l’objectif était le même, l’a atteint avant moi. Enfin, à deux reprises, je suis tombé malade juste au moment où j’allais réussir. Il faut accepter les hauts et les bas, mon ami.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Ma question était celle-ci : avez-vous jamais essuyé un échec dans une enquête par votre propre faute ?
— Ah ! je comprends. Vous voulez savoir s’il m’est arrivé de me ridiculiser ? Une fois, mon ami. (Une expression pensive et amusée apparut sur le visage de Poirot.) Oui, une fois, je me suis ridiculisé.
Il se redressa vivement dans son fauteuil.
— Je sais, mon ami, que vous tenez à jour un registre de mes petits succès. Eh bien, vous ajouterez une pièce à votre collection ; l’histoire d’un échec !
Il se pencha pour remettre une bûche dans l’âtre. Puis après s’être soigneusement essuyé les mains sur le petit chiffon pendu à un clou près de la cheminée, il se réinstalla confortablement dans son fauteuil et commença son récit.
— Ce que je vais vous raconter, annonça-t-il, s’est passé en Belgique il y a bien des années. C’était à l’époque de la terrible querelle en France entre l’Église et l’État. M. Paul Déroulard était un député français très en vue. Tout le monde savait qu’un portefeuille de ministre l’attendait. C’était un des plus féroces adversaires du catholicisme et il ne faisait pas de doute qu’à son accession au pouvoir, il aurait à faire face à de violentes inimitiés. C’était un singulier personnage. S’il ne buvait ni ne fumait, il avait en revanche un comportement beaucoup moins ascétique dans d’autres domaines. Vous comprenez, Hastings, quel était son péché mignon : les femmes ! toujours les femmes !
« Quelques années auparavant, il avait épousé une jeune Bruxelloise, qui lui avait apporté une dot appréciable. Cet argent le servit sans aucun doute dans sa carrière, sa propre famille n’étant pas riche, bien qu’il eût le droit, s’il le désirait, de porter le titre de baron. Aucun enfant ne naquit de cette union et, deux ans plus tard, sa femme mourut… d’une chute dans l’escalier. Parmi les biens qu’elle lui léguait se trouvait une maison cossue sur l’avenue Louise à Bruxelles.
« C’est là que lui-même mourut brusquement, au moment même de la démission du ministre dont il devait prendre la place. Les journaux donnèrent un compte rendu détaillé de sa carrière. Quant à sa mort, survenue de façon soudaine un soir après dîner, on l’attribua à une crise cardiaque.
« À cette époque, mon ami, j’étais, comme vous le savez, inspecteur dans la police belge. La mort de M. Paul Déroulard ne m’affecta pas particulièrement. Je suis, comme vous le savez aussi, un bon catholique, et, pour moi, son décès était plutôt un événement opportun.
« Ce fut trois jours plus tard, alors que mes vacances venaient de commencer, que je reçus à mon appartement la visite d’une jeune femme au visage dissimulé par un voile de deuil, mais manifestement très jeune. Je pressentis aussitôt que c’était une jeune fille tout à fait comme il faut.
— Vous êtes bien Monsieur Hercule Poirot ? me demanda-t-elle d’une voix douce.
Je m’inclinai.
— Des services de police ?
Je m’inclinai de nouveau.
— Asseyez-vous, je vous prie, Mademoiselle.
Elle accepta le fauteuil que je lui présentais et releva son voile. Elle avait un visage charmant, bien que ravagé par les larmes et exprimant une sorte d’angoisse poignante.
— Monsieur, me dit-elle, je sais que vous êtes en vacances en ce moment. Aussi pouvez-vous accepter de mener une enquête à titre privé. Comme vous l’avez compris, je ne tiens pas à faire appel officiellement à la police.
Je secouai la tête.
— Je crains que ce que vous me demandez ne soit impossible, Mademoiselle. Bien qu’étant en vacances, je fais tout de même partie de la police.
Elle se pencha en avant.
— Écoutez, Monsieur. Tout ce que je vous demande, c’est de mener une enquête. Vous serez parfaitement libre de faire part de vos conclusions à la police. En fait, si ce que je soupçonne est vrai, nous aurons besoin de la machine judiciaire.
Cela plaçait la question sous un jour différent et je me mis à la disposition de cette jeune personne sans plus hésiter.
Ses joues reprirent un peu de couleur.
— Je vous remercie, Monsieur, me dit-elle. C’est sur la mort de M. Paul Déroulard que je vous demande d’enquêter.
— Comment ! m’exclamai-je, surpris.
— Monsieur, je n’ai aucune preuve, rien d’autre que mon intuition féminine, mais je suis convaincue, convaincue, vous entendez, que M. Déroulard n’est pas mort de mort naturelle.
— Mais voyons, les médecins…
— Les médecins peuvent se tromper. Il était si fort, si robuste. Ah ! Monsieur Poirot, je vous supplie de m’aider…
La pauvre enfant était dans tous ses états. Elle se serait presque mise à genoux. Je l’apaisai de mon mieux.
— Je vous aiderai, Mademoiselle. Je suis certain que vos craintes sont sans fondement, mais nous verrons bien, Tout d’abord, je vais vous demander de me dire qui sont les autres habitants de la maison.
— Il y a les domestiques, bien sûr ; Jeannette, Félicie et Denise, la cuisinière. Elle y est depuis des années ; les autres sont de simples filles de la campagne. Il y a aussi François, mais lui aussi est un vieux et fidèle serviteur. Ensuite, il y a la mère de M. Déroulard, qui vivait encore avec lui, et moi-même. Mon nom est Virginie Mesnard. Je suis une parente pauvre – une cousine – de feue Mme Déroulard, la femme de M. Paul, et je vis sous leur toit depuis trois ans. Voilà tous les membres de la maisonnée. Il y avait aussi deux invités qui étaient là pour quelques jours.
— À savoir ?
— M. de Saint-Alard, un voisin de M. Déroulard en France. Et un ami anglais, Mr. John Wilson.
— Sont-ils toujours dans la maison ?
— Mr. Wilson, oui, mais M. de Saint-Alard est parti hier.
— Et quel est votre plan, Mademoiselle ?
— Si vous voulez bien vous présenter à la maison dans une demi-heure, j’aurai trouvé, entre-temps, une explication à votre visite. Le mieux serait de faire croire que vous travaillez pour un journal. Je dirai que vous êtes venu de Paris et que vous avez une lettre d’introduction de M. de Saint-Alard. Mme Déroulard n’est pas en très bonne santé et elle ne cherchera pas à en savoir davantage.
Grâce à l’ingénieuse invention de cette demoiselle, je fus reçu sans problème, et, après une courte entrevue avec la mère du défunt député, qui était une femme très digne et imposante bien que de santé précaire, je fus libre de circuler à mon aise dans la maison.
Je me demande, mon ami, poursuivit Poirot, si vous pouvez imaginer la difficulté de ma tâche ? La mort de l’homme sur laquelle j’étais chargé d’enquêter remontait déjà à trois jours. S’il n’était pas mort de mort naturelle, il n’y avait qu’une explication possible : l’empoisonnement ! Je n’avais pas pu voir le corps et je n’avais aucun-moyen de déceler et d’analyser la façon dont le poison avait pu être administré. Pas le moindre indice, pas la moindre preuve dans un sens ou dans l’autre ! L’homme avait-il été empoisonné ? Était-il mort de mort naturelle ? C’était à moi, Hercule Poirot, d’en décider, sans aide d’aucune sorte.
Pour commencer, j’interrogeai les domestiques et, avec leur concours, je reconstituai les événements de la soirée. Je fis particulièrement attention aux plats qui composaient le dîner et à la façon dont ils avaient été servis. La soupe avait été apportée dans une soupière et c’était M. Déroulard lui-même qui l’avait servie. Il y avait eu ensuite du poulet et des petits pois, puis une compote de fruits, le tout placé sur la table et servi par le maître de maison lui-même. Le café avait également été apporté sur la table dans une grande cafetière. Donc, rien de ce côté-là, mon ami. Impossible d’empoisonner un des convives sans les empoisonner tous !
Après dîner, Madame Déroulard s’était retirée dans ses appartements et Mlle Virginie l’avait accompagnée. Les trois hommes, eux, étaient passés dans le cabinet de travail de M. Déroulard. Là, ils avaient bavardé agréablement jusqu’au moment où, brusquement, sans crier gare, le député s’était écroulé à terre. M. de Saint-Alard s’était précipité hors de la pièce et avait dit à François d’aller chercher immédiatement un médecin Selon lui, c’était sans doute une attaque d’apoplexie. En fait, lorsque le docteur arriva, il n’y avait plus rien à faire.
Mr. John Wilson, à qui Mlle Virginie m’avait présenté, était un homme d’âge moyen, le type même du grand gaillard anglais. La version des faits, qu’il me donna dans un français très britannique, était sensiblement la même :
— Déroulard est devenu tout rouge et s’est écroulé.
Il ne put rien m’apprendre de plus. Je me rendis ensuite sur les lieux du drame, le cabinet de travail, et demandai qu’on m’y laissât seul. Jusque-là, je n’avais rien trouvé qui pût étayer la théorie de Mlle Mesnard. J’en conclus que ses craintes n’étaient que le fruit de son imagination. Manifestement, elle nourrissait pour M. Déroulard une passion romanesque et c’était ce qui l’avait empêchée de juger les faits objectivement. Néanmoins je fouillai le cabinet de travail avec un soin méticuleux. Il était possible qu’une seringue hypodermique eût été placée dans le fauteuil de Déroulard de façon à lui injecter une dose mortelle de poison. La minuscule piqûre qu’elle aurait causée serait vraisemblablement passée inaperçue. Mais je ne découvris aucun indice pour confirmer cette théorie. En désespoir de cause, je me laissai tomber dans le fauteuil en m’écriant :
— J’abandonne ! Pas la moindre piste ! Tout est parfaitement normal.
À ce moment-là, mes yeux tombèrent sur une grande boîte de chocolats posée sur une table, à proximité du fauteuil, et mon cœur bondit dans ma poitrine. Cela n’avait peut-être rien à voir avec la mort de M. Déroulard, mais voilà du moins quelque chose qui n’était pas normal. Je soulevai le couvercle. La boîte était pleine, absolument intacte ; il n’y manquait pas un chocolat, mais c’est justement ce qui rendait le détail que j’avais remarqué d’autant plus bizarre. Car, voyez-vous, Hastings, alors que la boîte était rose, le couvercle était bleu. On voit souvent un ruban bleu sur une boîte rose et vice versa, mais une boîte d’une couleur et le couvercle de l’autre, non, vraiment, cela ne se voit jamais !
Je ne savais pas encore en quoi cette anomalie pouvait m’être utile, mais je décidai d’en chercher l’explication. Je sonnai François et lui demandai si son maître aimait les douceurs. Un sourire mélancolique se dessina sur ses lèvres.
— Il les adorait, Monsieur. Il avait toujours une boîte de chocolats dans la maison. Il ne buvait jamais et ne prenait jamais de digestif, vous comprenez.
— Pourtant cette boîte est intacte, lui fis-je remarquer en soulevant le couvercle.
— Je vous demande pardon, Monsieur, mais cette boîte a été achetée le jour de sa mort, l’autre étant presque finie.
— Quelqu’un a donc fini l’autre ce jour-là ? demandai-je.
— Oui, Monsieur. Je l’ai trouvée vide le lendemain matin et je l’ai jetée.
— M. Déroulard mangeait-il des douceurs à n’importe quelle heure ?
— En principe seulement après le dîner, Monsieur.
Je commençais à entrevoir une lueur.
— François êtes-vous capable de discrétion ? demandai-je au valet.
— S’il le faut, Monsieur.
— Bon. Sachez donc que je fais partie de la police. Pouvez-vous me trouver cette autre boîte ?
— Certainement, Monsieur. Elle doit être dans la poubelle.
Il sortit et revint quelques instants plus tard avec un objet couvert de poussière. C’était la copie conforme de la boîte que je tenais à la main, excepté que, là, la boîte était bleue et le couvercle rose. Je remerciai François, lui recommandai encore une fois la plus grande discrétion, et quittai la maison de l’avenue Louise.
Je rendis ensuite visite au médecin de M. Déroulard. Avec lui, la tâche ne fut pas facile. Il se retrancha adroitement derrière un mur de phraséologie scientifique, mais j’eus bien l’impression qu’il n’était pas aussi sûr de son diagnostic qu’il aurait aimé l’être.
— Les morts soudaines de ce genre ne sont pas rares, remarqua-t-il lorsque j’eus réussi à le désarmer quelque peu. Un accès de colère subit, une vive émotion – après, un copieux repas, c’est entendu – et cela suffit. Le sang monte à la tête et psst ! Il n’en faut pas plus.
— Mais M. Déroulard n’avait pas eu d’émotion vive.
— Non ? Il me semble bien qu’il avait eu une violente altercation avec M. de Saint-Alard.
— À quel sujet ?
— C’est évident ! déclara le médecin en haussant les épaules. M. de Saint-Alard n’est-il pas un catholique fanatique ? Cette question des rapports de l’Église et de l’État était la pierre d’achoppement dans leur amitié. Il ne se passait pas de jour sans qu’ils se disputent. Aux yeux de M. de Saint-Alard, Déroulard était quasiment la préfiguration de l’Antéchrist.
Cette révélation était inattendue et elle me donna matière à réflexion.
— Une dernière question, docteur : est-il possible d’introduire une dose mortelle de poison dans un chocolat ?
— Oui, je pense que c’est possible, répondit je médecin. Une minuscule gouttelette d’acide prussique pur suffirait, dans la mesure où elle ne risque pas de s’évaporer, et l’on peut à la rigueur l’avaler sans s’en rendre compte… mais cette solution me paraît peu vraisemblable. En revanche, un chocolat plein de morphine et de strychnine… (Le médecin fit une grimace.) Vous comprenez, Monsieur Poirot, il suffirait d’une bouchée ! Si la personne ne se méfie pas, c’est facile !
— Merci, docteur.
Je pris congé. Après quoi, j’allai interroger quelques pharmaciens, en particulier ceux des environs de l’avenue Louise. C’est pratique d’être dans la police. J’obtins tous les renseignements que je désirais sans aucun problème. Un seul d’entre eux déclara avoir vendu un médicament toxique à quelqu’un de la maison. Il s’agissait d’un collyre au sulfate d’atropine pour Mme Déroulard. L’atropine est un poison violent et, sur le moment, j’étais tout excité, mais les symptômes de l’empoisonnement par l’atropine ressemblent fort à ceux de l’intoxication alimentaire et pas du tout à ceux qui m’intéressaient. D’ailleurs, l’ordonnance remontait déjà à assez longtemps. Mme Déroulard souffrait de cataracte aux deux yeux depuis des années.
Je m’apprêtais à partir, découragé, lorsque le pharmacien me rappela.
— Un moment, Monsieur Poirot. Je me souviens que la jeune fille qui est venue avec l’ordonnance m’a dit qu’elle devait aller à la pharmacie anglaise. Vous pourriez peut-être aller voir là-bas.
C’est ce que je fis. Grâce, encore une fois, à ma qualité d’inspecteur de police, je pus obtenir le renseignement que je désirais. La veille de la mort de M. Déroulard, ils avaient fait une préparation pour Mr. John Wilson. Oh ! rien de bien compliqué. Simplement des comprimés de trinitrine. Je demandai à voir à quoi cela ressemblait et, lorsque le pharmacien me le montra ; mon cœur se mit à battre plus vite : les minuscules cachets étaient enrobés de chocolat.
— Est-ce un poison ? demandai-je.
— Non, Monsieur, me répondit le pharmacien.
— Pouvez-vous me dire quels en sont les effets ?
— Cela fait baisser la tension artérielle. On en prescrit dans certaines formes de troubles cardiaques ; l’angine de poitrine, par exemple. Dans le cas de l’artériosclérose…
— Ma foi ! l’interrompis-je. Tout cela ne veut pas dire grand-chose pour moi. Est-ce que cela fait affluer le sang au visage ?
— Ah ! ça oui !
— Et si j’avalais une dizaine ou une vingtaine de ces petits comprimés à la fois, que se passerait-il ?
— Je ne vous conseillerais pas d’essayer, répondit sèchement le pharmacien.
— Vous dites pourtant que ce n’est pas du poison ?
— Bien des substances qui ne sont pas considérées comme toxiques peuvent tuer un homme ; me répondit-il sur le même ton.
Je quittai la pharmacie en exultant. Enfin, j’avais une piste.
Je savais à présent que John Wilson avait eu un moyen de tuer Déroulard… mais pour quel motif ? Il était venu en Belgique en voyage d’affaires et avait demandé l’hospitalité au député, qu’il connaissait un peu. Apparemment, la mort de celui-ci ne pouvait lui profiter d’aucune façon. En outre, j’avais appris en me renseignant en Angleterre qu’il souffrait depuis plusieurs années de cette forme de maladie cardiaque qu’est l’angine de poitrine. Il n’y avait donc rien de suspect à ce qu’il ait en sa possession des cachets de trinitrine. Néanmoins, j’étais convaincu que quelqu’un avait touché aux chocolats ; par erreur, il avait commencé par ouvrir la boîte pleine, mais il était ensuite passé à l’autre, y avait pris l’unique chocolat restant, l’avait évidé, puis l’avait bourré de petits comprimés de trinitrine. C’était de gros chocolats et j’étais certain qu’ils pouvaient en contenir vingt à trente. Mais qui avait supprimé Déroulard de cette façon ?
Les deux hôtes de la maison pouvaient être suspectés. L’un, John Wilson, avait l’arme du crime ; l’autre, Saint-Alard, le mobile. Ce dernier était un fanatique, ne l’oubliez pas, et on ne peut être plus fanatique qu’en matière de religion. Se pouvait-il qu’il eût subtilisé la trinitrine de John Wilson ?
Il me vint alors une autre petite idée. Ah ! cela vous fait sourire quand je parle de mes petites idées ! Pourquoi Wilson s’était-il trouvé à court de trinitrine ? Il était certainement venu d’Angleterre avec une réserve suffisante. Je retournai à la maison de l’avenue Louise. Wilson était sorti mais je vis Félicie, la jeune domestique qui faisait habituellement sa chambre. Je lui demandai aussitôt si, par hasard, Mr. Wilson n’avait pas constaté la disparition d’un flacon de son étagère de toilette quelques jours plus tôt. Elle me répondit vivement par l’affirmative en ajoutant que c’était elle, Félicie, qui avait été accusée. L’Anglais avait manifestement pensé qu’elle l’avait cassé et ne voulait pas l’avouer, mais elle n’y avait même jamais touché. C’était sûrement un coup de Jeannette, qui fourrait toujours son nez partout…
J’arrêtai tant bien que mal son flot de paroles et pris congé. Je savais à présent tout ce que je désirais savoir. Il ne me restait plus qu’à prouver l’exactitude de mon hypothèse, mais cela je m’en rendais compte – ne serait pas chose facile. J’avais peut-être la certitude que Saint-Alard avait dérobé le flacon de trinitrine sur l’étagère de toilette de John Wilson, mais, pour pouvoir en convaincre les autres, il me faudrait en apporter la preuve. Et je n’en avais pas la moindre !
Peu importe, du moins savais-je… c’était l’essentiel. Vous vous rappelez les problèmes que nous avons rencontrés dans l’affaire Styles, Hastings ? Là aussi, je savais, mais il m’a fallu très longtemps pour trouver le dernier maillon de la chaîne qui prouvait indéniablement la culpabilité de l’assassin.
Je demandai alors à parler à Mlle Mesnard. Elle vint aussitôt. Cependant, lorsque je la priai de me donner l’adresse de M. de Saint-Alard, elle parut troublée.
— Pourquoi désirez-vous l’avoir, Monsieur ? me demanda-t-elle.
— C’est nécessaire, Mademoiselle.
Elle paraissait hésiter, toujours aussi troublée.
— Il ne pourra rien vous apprendre. C’est un homme qui est constamment perdu dans ses pensées. Il ne fait pas attention à ce qui se passe autour de lui.
— Peut-être, Mademoiselle. Néanmoins, c’était un vieil ami de M. Déroulard. Il pourra peut-être me parler de certaines choses… des choses du passé, de vieilles rancunes, d’anciennes amours…
La jeune fille rougit et se mordit la lèvre.
— Comme vous voudrez, mais… mais je suis certaine, à présent, que je me suis trompée. C’est très aimable de votre part d’avoir accédé à ma requête, mais j’étais alors bouleversée ; j’en avais presque perdu la tête. Maintenant, je me rends compte qu’il n’y a aucun mystère à élucider. Oubliez tout cela, je vous en prie, Monsieur.
Je l’observai attentivement.
— Mademoiselle, lui dis-je alors, il est parfois difficile pour un chien de découvrir une piste, mais lorsqu’il en a flairé une, rien ne pourra la lui faire abandonner. Du moins, si c’est un fin limier ! Or, moi, Hercule Poirot, je me considère comme un très fin limier.
Sans un mot, elle s’éloigna et revint quelques instants plus tard avec l’adresse écrite sur une feuille de papier. Lorsque je quittai la maison, je trouvai François qui m’attendait à l’extérieur. Il me regarda d’un air anxieux.
— Il n’y a rien de nouveau, Monsieur ?
— Pas encore, mon ami.
— Ah ! Pauvre M. Déroulard ! soupira-t-il. Moi aussi je partageais ses idées. Je ne pense pas beaucoup de bien des prêtres, je me garderais bien, cependant, de le dire ici. Les femmes sont toutes des bigotes… Remarquez, ce n’est peut-être pas plus mal. Madame est très pieuse, et Mlle Virginie aussi.
Mlle Virginie ? Très pieuse ? En revoyant son visage ravagé par les larmes le jour où elle était venue me trouver, je me posais la question.
Ayant obtenu l’adresse de M. de Saint-Alard, je ne perdis pas de temps. Une fois arrivé aux environs de son château dans les Ardennes, il me fallut cependant quelques jours pour trouver un moyen de pénétrer dans la place. Je finis par en trouver un ; vous ne devinerez jamais comment : en me faisant passer pour un plombier ! Il ne me fallut que quelques minutes pour provoquer une jolie petite fuite de gaz dans sa chambre à coucher. Je repartis chercher mes outils et fis en sorte de retourner là-bas à une heure où j’étais certain d’avoir pratiquement le champ libre. Je ne savais pas très bien ce que je cherchais. La seule pièce à conviction qui m’intéressât, je doutais fort d’avoir la moindre chance de tomber dessus. Saint-Alard n’aurait pas pris le risque de la garder.
Pourtant, lorsque je trouvai la petite armoire de toilette de sa salle de bains fermée à clé, je ne pus résister à la tentation de jeter un coup d’œil à l’intérieur. La serrure était très facile à crocheter et, en quelques secondes, j’avais ouvert l’armoire de toilette. Elle était pleine de vieux flacons. Je les pris un à un d’une main tremblante et, soudain, je poussai un cri de triomphe. Figurez-vous, mon ami, que je tenais dans ma main une petite fiole portant l’étiquette d’une pharmacie anglaise sur laquelle était écrit : Comprimés de trinitrine. En prendre un quand nécessaire. Mr. John Wilson.
Je contins mon émoi, refermai ta petite armoire, glissai le flacon dans ma poche et continuai de réparer la fuite de gaz. Il faut être méthodique ! Puis je quittai le château et repartis pour mon pays par le train suivant. » J’arrivai à Bruxelles en fin de soirée. Le lendemain matin, j’étais occupé à rédiger un rapport pour le préfet, lorsqu’on m’apporta un mot. Il venait de la vieille Mme Déroulard, qui me demandait de me présenter à l’avenue Louise le plus tôt possible.
Ce fut François qui m’ouvrit.
— Madame la baronne vous attend, me dit-il.
Il me conduisit aux appartements de la vieille dame, qui trônait dans un grand fauteuil. Mlle Virginie n’était pas là.
— Monsieur Poirot, me dit Mme Déroulard, je viens de découvrir votre véritable identité. En réalité, vous êtes inspecteur de police.
— C’est exact, Madame.
— Et vous êtes venu ici pour enquêter sur les circonstances de la mort de mon fils.
— C’est exact, Madame, répondis-je à nouveau.
— Je serais heureuse que vous me disiez où vous en êtes.
J’hésitais à répondre.
— Auparavant, j’aimerais, pour ma part, savoir qui vous a mise au courant, Madame.
— Quelqu’un qui s’est retiré de ce monde.
Ses paroles et le ton lugubre sur lequel elle les avait prononcées me firent frissonner et, pendant un moment, je fus incapable de parler.
— C’est pourquoi, Monsieur, je vous prie instamment de me dire exactement où en est votre enquête, poursuivit-elle.
— Elle est terminée, Madame.
— Mon fils.
— A été tué délibérément.
— Vous savez par qui ?
— Oui, Madame.
— Qui donc ?
— M. de Saint-Alard.
La vieille dame secoua la tête.
— Vous vous trompez. M. de Saint-Alard est incapable d’un tel crime.
— J’ai les preuves en main.
— À nouveau, je vous prie de tout me dire.
Cette fois je m’exécutai, lui relatant les différentes démarches qui m’avaient conduit à la découverte de la vérité. Elle m’écouta attentivement et, lorsque j’eus terminé, elle hocha la tête.
— Oui, oui, tout s’est passé comme vous le dites, mais vous vous êtes trompé sur un point. Ce n’est pas M. de Saint-Alard qui a tué mon fils. C’est moi, sa mère.
Je la regardai d’un air ébahi tandis qu’elle continuait de hocher doucement la tête.
— C’est une bonne chose que je vous aie demandé de venir. Et c’est la providence divine qui a voulu que Virginie me dise, avant d’entrer au couvent, ce qu’elle avait fait. Écoutez, Monsieur Poirot. ! Mon fils était un homme mauvais. Il persécutait l’Église. Il vivait dans le péché et il a entraîné d’autres âmes avec lui. Mais il y a pire. Un matin que je sortais de ma chambre, j’ai vu ma belle-fille debout en haut de l’escalier. Elle lisait une lettre. Mon fils est alors arrivé tout doucement derrière elle et l’a poussée brutalement. Elle est tombée et a heurté de la tête les marches en marbre. Lorsqu’on l’a relevée, elle était morte. Mon fils était un assassin et moi seule, sa mère, le savais.
La vieille dame ferma les yeux un instant.
— Vous ne pouvez imaginer. Monsieur, ma souffrance, mon désespoir. Que devais-je faire ? Le dénoncer à la police ? Je ne pouvais m’y résoudre. C’était mon devoir, mais mon cœur de mère y répugnait. D’ailleurs, m’aurait-on crue ? Ma vue avait beaucoup baissé depuis quelque temps. On m’aurait dit que je me trompais. Je gardai donc le silence. Mais ma conscience me torturait. En ne parlant pas, je me faisais complice d’un meurtre. Mon fils hérita de l’argent de sa femme et continua de mener la belle vie.
Et voilà qu’il était sur le point d’accéder à un portefeuille de ministre. Il persécuterait plus que jamais l’Église. Et puis il y avait Virginie. Cette pauvre enfant, si belle, si pieuse, était fascinée par ce démon. Il avait un étrange et terrifiant pouvoir sur les femmes. J’ai deviné ce qui allait se passer, mais je ne pouvais l’empêcher. Il n’avait aucune intention de l’épouser. Et le moment arriva où je la sentais prête à lui céder.
« J’ai alors vu où était mon devoir. C’était mon fils. Je lui avais donné la vie. Jetais responsable de ses actes. Il avait déjà tué physiquement une femme, à présent il allait en tuer une autre moralement ! Je me suis introduite dans la chambre de Mr. Wilson et j’ai pris le flacon de comprimés. Il avait dit une fois en riant qu’il y avait là de quoi tuer un homme ! Je suis allée dans le bureau et me suis approchée de la table où était toujours posée une grande boîte de chocolats. J’en ai ouvert une neuve par erreur, mais il y avait aussi l’autre. Il n’y restait qu’un chocolat, ce qui simplifiait les choses. Personne d’autre que mon fils et Virginie n’en mangeait après dîner. Il me suffisait donc de garder Virginie avec moi ce soir-là. Tout s’est passé comme je l’avais prévu.
Mme Déroulard ferma les yeux un instant, puis les rouvrit.
— Monsieur Poirot, je remets mon sort entre vos mains. Les médecins m’ont dit qu’il me restait peu de temps à vivre. Je suis prête à répondre de mon acte devant Dieu. Dois-je aussi en répondre sur terre devant les hommes ?
J’hésitai.
— Mais le flacon vide. Madame, dis-je pour gagner du temps, comment est-il arrivé en la possession de M. de Saint-Alard ?
— Lorsqu’il est venu me dire au revoir, je l’ai glissé dans sa poche. Je ne savais pas comment m’en débarrasser. Je suis si infirme que je ne peux pas tellement me déplacer sans aide, et si on l’avait trouvé dans mes appartements, cela aurait pu éveiller les soupçons. Comprenez bien, Monsieur, poursuivit la vieille dame en se redressant de toute sa hauteur, je n’ai absolument pas fait cela pour faire porter les soupçons sur M. de Saint-Alard ! Je n’ai jamais eu pareille intention. Je pensais qu’en trouvant un flacon vide dans ses affaires, son valet de chambre le jetterait sans se poser de question.
Je hochai la tête.
— Je comprends, Madame.
— Et votre décision, Monsieur ?
Elle m’avait posé la question d’une voix ferme, la tête toujours aussi haute.
Je me levai.
— Madame, lui dis-je, j’ai bien l’honneur de vous saluer. J’ai mené mon enquête… et j’ai échoué ! N’en parlons plus.
Poirot resta silencieux un moment, puis il ajouta calmement.
— La vieille dame mourut une semaine plus tard. Mlle Virginie fit son noviciat et prit le voile. Voilà toute l’histoire, mon ami. Je dois reconnaître que je ne m’y suis pas montré à mon avantage.
— Mais ce n’était pas vraiment un échec ! répliquai-je. Qu’auriez-vous pu penser d’autre étant donné les circonstances ?
— Comment, mon ami ! s’écria Poirot en s’animant brusquement. Vous ne comprenez donc pas ? Mais j’ai été le roi des imbéciles ! Je n’ai vraiment pas su faire fonctionner ma matière grise ! Quand je pense que, depuis le début, je disposais d’un indice essentiel !
— Quel indice ?
— Mais la boîte de chocolats, voyons ! Quelqu’un qui a une bonne vue aurait-il commis une telle erreur ? Je savais que Mme Déroulard souffrait de cataracte ; le collyre à l’atropine en était la preuve. Il n’y avait qu’une personne dans la maison dont la vue était si faible qu’elle pouvait confondre les deux couvercles. C’est la boîte de chocolats qui m’a mis sur la piste et pourtant, à aucun moment, je n’ai saisi la véritable signification de l’interversion des couvercles ! J’ai aussi manqué de psychologie. Si M. de Saint-Alard avait été l’assassin, il n’aurait jamais gardé la pièce à conviction que constituait le flacon vide.
Le fait que je l’aie trouvé dans ses affaires était justement une preuve de son innocence. Je savais déjà par Mlle Virginie que c’était un homme distrait… Oui, c’est vraiment une triste affaire que je vous ai contée là. D’ailleurs, vous êtes le seul à qui j’en ai parlé. Vous comprenez, je ne m’y suis pas montré bien brillant ! Une vieille dame commet un meurtre d’une façon si adroite et si simple que moi, Hercule Poirot, je me laisse complètement berner. Sapristi ! C’est inimaginable ! Oubliez cette histoire. Ou plutôt ; non… souvenez-vous-en et si, à un moment donné, vous trouvez que je deviens trop infatué de ma personne… c’est peu vraisemblable, mais cela pourrait arriver…
Je dissimulai un sourire.
— … eh bien, mon ami, reprit Poirot, dites-moi simplement : « la boîte de chocolats ». C’est entendu ?
— Marché conclu.
— Après tout, reprit Poirot d’un air pensif, ce fut une sacrée expérience ! Moi qui ai incontestablement l’esprit le plus brillant d’Europe, je pouvais me permettre d’être magnanime.
— La boîte de chocolats, murmura-je avec douceur.
— Pardon, mon ami ?
Je regardai le visage innocent de Poirot tandis qu’il se penchait en avant pour mieux entendre, et je fus pris de remords. Il m’avait souvent fait souffrir, mais moi aussi, bien que ne possédant pas l’esprit le plus brillant d’Europe, je pouvais me permettre de me montrer magnanime !
— Rien, rien, dis-je avant d’allumer une autre pipe en souriant intérieurement.